En mai 1955, US News and World Report écrivit : « Une fois de plus ce sentiment d’être dans une ère nouvelle nous envahit. Les gens sont confiants, l’optimisme est partout et les inquiétudes sont oubliées 2 ». Le Dow Jones s'apprécia, et sa hausse, quasiment à l’à-pic, fut remarquable entre 1963 et 1966 ; un panégyrique, paru en 1965 sous le titre « Une nouvelle génération de gestionnaires d’argent », célébra la gloire d’une quinzaine de spécialistes, tous trentenaires, qui cassaient la baraque 3. Ces fameux Go-Go boys, ainsi nommés parce que leur politique de placement était aussi endiablée que le rythme auquel se trémoussaient les danseuses de cabaret à moitié nues, obtenaient des résultats inouïs. Fred Mates - Peut-on battre le Marché ? -
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(...) Battre le Marché ! Toutes les études aboutissent à des résultats remarquablement uniformes, et de longue date ! Depuis Alfred Cowles, qui s’échina un demi-siècle durant à prouver la supériorité du Marché sur les praticiens, cette croyance en la chose possible aiguillonne toutes sortes de services financiers ; des survivants apparaissent, petitement comptés, à la réussite éphémère. En 1968 par exemple, le fonds de Frederick Mates surpassa tous les autres, engrangeant plus de 150% sur l'année, puis fut englouti dans le marché baissier des années qui suivirent : fin 1974, il avait perdu 93% de sa valeur. Tant d'efforts si peu distingués, tant de génie à la merci de la première infortune ! (…)
────────────────────────── - Boursonomics 14/01/2008 -, icône de ce temps, oublié aujourd’hui, étaient de ceux-là, tout comme Fred Carr 4, un proche de Michael Milken, le roi des junk bonds, qui seul survivra. Ces jeunes loups, acclamés par la presse, défiaient la gravité, et leurs performances forçaient l’estime grâce à une gestion dynamique et des arbitrages constants de portefeuille. Mais quand le marché périclita, entre 1969 et 1976, le sauve-qui-peut fut général 5, parfois banqueroutier. La nouvelle ère, celle d’un stock picking impétueux, ne différait de la précédente que dans la forme : elle exigeait bonnement que la Bourse fût à la hausse, pour acheter ce qui monte, car ce qui monte a sûrement des raisons de le faire.
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(...) Le régent de France Philippe d’Orléans, qui expédia les affaires courantes entre le défunt Roi Soleil, à la progéniture dévastée, et son successeur Louis XV, un lointain arrière-petit-fils, était mieux connu pour son épicurisme débordant que pour l’acuité de son intellect : sa capacité à restaurer les finances du royaume, éprouvées par les grands desseins antérieurs, se mesurait à la qualité de ses conseillers, entre catins et abbés. Il se convainquit néanmoins d'agir : le 2 mai 1716, il octroya à un écossais talentueux qui avait étudié l’économie, le droit d’établir une banque. Et John Law se tailla bientôt pour l'éternité son costume de banqueroutier émerite au Royaume de France (…)
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- Boursonomics 07/05/2007 -, celui aussi d’une déferlante de produits financiers 7-2 propulsés par des ordinateurs dont Harry Markowitz n’eût même pas rêvé quand il conçut sa théorie du portefeuille. Signe ultime de l’épisode spéculatif naissant, l’austère Wall Street Journal se mit à circuler en ville, et devint bientôt le plus lu des quotidiens américains ! Début 1987, Galbraith parla dans The Atlantic d’un « jour de vérité (…) où le Marché tombera apparemment sans limites ». La fascination spéculative allait crescendo : le pire n’allait plus tarder. Galbraith notait dans le même article : « Le génie financier précède la chute ». Laquelle advint le 19 octobre.
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(…) Les vives variations des cours boursiers étonnent toujours : des entreprises sont portées au pinacle, clouées au pilori, quelquefois sans motif apparent, au fil d'évaluations parfois totalement grotesques, qui défient le sens commun et nous ébahissent. L’épisode spéculatif est le témoin de ces liesses, le krach, leurs points d’orgue : les cours prennent alors congé du réel avec une constance admirable. Ainsi, à l’aube du millénaire, l’air du temps commença-t-il par expédier des étoiles technologiques vers des culminations dont on disait qu’elles seraient bientôt dépassées, mais qu’on vit aussi bien s’effondrer à grand fracas. Alcatel évita le pire, c’est-à-dire le zéro absolu (…)
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- Boursonomics 05/11/2006 -. L’euphorie gagna, puis submergea tout. Des analystes, parfois de simples escrocs, aveugles à perte de vue, poussèrent à la roue. Des dot.com firent afficher des capitalisations épiques qui eussent pourtant mieux supporté le zéro absolu : ainsi Amazon, qui vit son cours grimper de 966% en 1998 sans avoir dégagé le moindre profit depuis 1993 ! Wayne Angell, ancien gouverneur de la Réserve Fédérale très écouté à Wall Street, déclara : « Il n'y a pas de bulle : nous sommes tout simplement parvenus à l'économie de la nouvelle ère, celle où les technologies de l'information et une politique monétaire saine alimentent une croissance non inflationniste à long terme 9 ». Roger Ibbotson, de Yale, vit le Dow Jones rallier 120.000 points vers 2025 ; deux vendeurs d’orviétan, à peine plus réservés, publièrent un « Dow 36.000 10 ». Le reste est dans toutes les bouches.
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(…) Robert Shiller compara la bulle Internet à la finance Ponzi ; avivée par les industries du courtage et de la gestion collective, l’enthousiasme hameçonnait de nouveaux clients, appâtés par la hausse des marchés. La durabilité du boom était attestée par des rabatteurs, convaincus ou convertis, économistes compris, qui menaient l’enrôlement des troupes. Les investisseurs accouraient en nombre, embrasant des cours déjà surchauffés. Le comble du cynisme fut atteint en dernier lieu, lors de la crise subprime aux Etats-Unis : au faîte des crédits risqués, les ultimes victimes furent les attributaires des prêts baptisés « Ninja ». La finance spéculative est la norme, la finance Ponzi est en flanc-garde (…)
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- Boursonomics 17/02/2008 - suffisent alors pour déclencher l’épisode spéculatif. La titrisation, dernier avatar connu, qui aurait rendu le capitalisme plus stable en assurant à la fois un risque faible car massivement disséminé, de hauts rendements et un logement pour tous, était bien de cette veine. Las, les cours ne manquent pas de s’emballer, suivis d’appels à la prudence, généralement snobés. « Où est donc le groupe d’hommes auquel son infinie sagesse donnerait le droit d’opposer son veto au jugement de cette multitude intelligente ? 8 » railla Joseph Stagg Lawrence en 1929. L’euphorie spéculative n'abdique pas si facilement devant l’exhortation à la retenue ! La nouvelle ère change la donne, elle exténue l’expérience passée, au point que rien ne s’apprécie plus selon les canons qui valaient hier encore : non démentis, les cours valsent ! Certes, comme le note André Orléan, le monde social non stationnaire rend l’inférence statistique incertaine 11. La survie boursière de l'ère nouvelle ne semble donc tenir qu'à la puissance des intérêts coalisés dans la bulle, qui fait la claque.
(3) Pierre Balley (1987) - « Mythes et réalités »
(6) Source Wikipédia
(9) The Wall Street Journal, le 03/02/1999 - « The Bubble Won't Burst »