Le 20 juillet 2006, Yahoo, portail Internet de renommée mondiale, publia des résultats décevants ; la sanction des traders, toujours de prime saut, tomba : le cours perdit près de 19% en séance ! Ainsi, cette star de la Net Economie, qui la veille encore pesait 47 milliards de dollars à la corbeille, vit-elle sa capitalisation boursière diminuée de quelque 9 milliards de dollars ! Le quotidien des firmes cotées est celui-ci, ballotté par le bruit, outré par le court-termisme de la meute qui griffe les cours : des capitaux inouïs vont et viennent, sans autre dessein que de changer de main. En Bourse, la valeur d'une société ne dure que le temps petitement compté d'une cotation (…)
de sa rivale. Et y parvint d’autant mieux que Mizuho décrocha de 8,8% le 16 janvier après avoir annoncé qu’elle se portait, à hauteur de 1,5 milliards de dollars 1, au secours de la banque d’affaires américaine Merrill Lynch, elle-même sinistrée dans le même guêpier. N’est pas sovereign wealth fund, c’est-à-dire fonds souverain, qui veut !
Apatride, humaniste, philanthrope, Georges Soros est d'abord connu pour son génie financier. Vingt ans après qu’Alfred Winslow Jones eut conçu le premier « hedge fund » en 1949, il créa lui-même le Soros Fund Management, un groupe de fonds visant à couvrir et valoriser les capitaux de donneurs d'ordre fortunés : des millions de dollars d'abord, et bientôt des milliards ! Malgré d'épiques fiascos, comme LTCM, l'ardeur financière, mue par l'irrépressible fascination du gain et l'abondance de liquidités, hâta la suite : quelque 9.000 fonds de cette eau fraient aujourd’hui, dans le secret de paradis fiscaux aussi exotiques qu'impénétrables (…), en 1949, et bien avant que Georges Soros n’en popularisât le concept, un administrateur colonial britannique conçut le premier fonds souverain en 1956, depuis les lointaines îles Kiribati, au sud d'Hawaï. Soucieux de préparer l’après phosphate dont le pays était riche, celui-ci institua une taxe sur les exportations d'engrais afin de servir des futurs revenus quand la ressource serait épuisée. Saine attention : le fonds des Kiribati gère à ce jour un demi-milliard de dollars, près de neuf fois le PIB local 2. Ainsi, un sous-sol bénit est-il souvent l'âme de ces tirelires régaliennes au service d’un nouveau capitalisme d’Etat. Les diamants du Botswana alimentent le fonds Pula, à hauteur de 6,8 milliards de dollars, le cuivre du Chili abonde pour l’essentiel le fonds ESSF, pour quelque 10 milliards 3. Mais la grande affaire minérale ou fossile est le pétrole, qui fait le gros des troupes. Le fonds ADIA, crée en 1976 par les Emirats Arabes Unis pèse 875 milliards de dollars, en attendant celui de l’Arabie Saoudite, qui apanagerait un rejeton de 900 milliards de dollars 4 ! D’autres capitaux, moins géologiques, s'activent, colossaux : ils viennent de Chine et de sa banlieue.
Les réserves de change amassées par les économies d’Asie sont considérables : à elle seule, la Chine, grande exportatrice de produits manufacturés, qui jouit d’un yuan sous-évalué, disposait mi-2007 de 1.330 milliards de dollars issus de ses excédents commerciaux, un stock en hausse de 41,6% sur un an 5 ! Jusqu’alors, un dollar « chinois » sur deux était converti en bons du Trésor américains, un placement sûr, notamment utile en cas d’éventuelle fuite des capitaux, comme les tigres et les dragons locaux en avaient fait les frais en 1998. Le niveau actuel des réserves de la zone permet cependant d’autres visées. Fini les emprunts d’Etat ! En 2007, le Government of Singapore Investment Corp. (GIC), l’un des deux fonds souverains de Singapour, a réduit de 25% ses achats d’obligations d’Etat étasuniennes 6, et dirigé principalement, à l’instar de ses semblables, ses menées vers les banques privées d’Amérique et d’ailleurs. Dès septembre, tandis que son bras armé, China Investment Corp (CIC), ne l’était pas encore tout à fait des 300 milliards de dollars promis, la Chine en avait déjà apporté trois au fonds américain Blackstone, spécialiste du LBOLa fièvre emprunteuse
(…) En 1976, Jérôme Kohlberg, Henry Kravis et George Roberts, trois virtuoses de la banque Bear Stearns fondèrent KKR, premier fonds d’investissement et futur géant du secteur avec Blackstone. Au menu : rachat de compagnies non cotées grâce au levier de l'endettement - Leveraged BuyOut (LBO), une technique consistant à gager l’emprunt sur les revenus futurs de la proie, sans scrupule pour l’avenir des entreprises cibles et de leurs salariés. N’était-ce le raid hostile sur le conglomérat RJR Nabisco en 1988, qui se solda par un désastre, le bilan ébouriffe : en trente ans, KKR aura conduit 145 opérations pour un montant de 274 milliards de dollars (…), fort d’une quarantaine de participations dans des fleurons industriels. Pour autant, la diversification n’est pas en reste : récemment le CIC nantissait Chinalco de 120 milliards de dollars pour rafler Rio Tinto 7, deuxième groupe minier mondial.
(1) La Tribune, le 17/01/2008 - « L’action Mizuho sanctionnée à la Bourse de Tokyo »
(2) Alternatives Economiques, Octobre 2007 - « Quand les Etats investissent la finance »
(3) Peterson Institute for International Economics - « A Scoreboard for Sovereign Wealth Funds »
Principaux fonds fin 2006 (capitaux sous mandat en milliards de dollars) – EAU (875), Singapour (438), Norvège (329), Koweït (213), Russie (141), Qatar(50), Australie (49), Algérie (43) Etats-Unis (40), Brunei (30), Corée du Sud (20), Kazakhstan (19), Malaisie (18), Venezuela (16) … pour un montant total de 2.123 milliards de dollars. Depuis lors, la Chine a fait une entrée en force, l’Arabie Saoudite s’apprête à le faire.
(4) La Tribune, le 25/01/2008 (Supplément) - « De nouveaux prédateurs déguisés en sauveurs de la finance »
(5) Radio86, le 12/07/2007 - « Les réserves de change chinoises : plus haut, encore plus haut »
(6) Courrier International, du 22 au 28/11/2007 - « L’inquiétante puissance des fonds souverains »
(7) Reuters, le 03/02/2008 - « Pour Rio Tinto, Chinalco aurait accès à 120 milliards de dollars »
(8) Economie Matin, le 21/01/2008 - « Faut-il avoir peur des fonds souverains ? »
(9) Le Monde, le 15/01/2008 - « L’essor des fonds souverains inquiète l’économie mondiale »
(10) Ces affaires datent de 2005 et 2006
En 2006, le Dubaï Ports World soutenu par le fonds émirati, proposa 6,85 milliards de dollars pour racheter les infrastructures de six ports majeurs américains : Miami, Philadelphie, New York, Newark, Baltimore et la Nouvelle-Orleans. Le président George Bush fit savoir qu’il mettrait son veto personnel sur ce dossier. En juin 2005, CNOOC, société cotée mais contrôlée à 70 % par l'État chinois, lança une offre de 18,5 milliards de dollars pour Unocal, une compagnie pétrolière américaine, surenchérissant de plus de 1,5 milliards de dollars sur l'américain Chevron Texaco qui avait fait une offre amicale en avril. L'opposition a été forte parmi les parlementaires américains, qui ont estimé qu'une telle opération compromettrait la sécurité de l'approvisionnement en énergie des Etats-Unis. L’affaire fut rejetée.
(11) Les Echos, le 17/01/2008 - « Singapour a investi près de 20 milliards depuis la crise »
« Selon Financial News, Citigroup va devoir payer 1,7 milliards de dollars par an pour rémunérer les différents investisseurs ayant participé à ses deux recapitalisations d’urgence. Depuis le mois de novembre, Citigroup a reçu 20 milliards de dollars de cash de la part de fonds souverains et d’autres investisseurs qui ont souscrit des titres reconductibles. La première recapitalisation, de 7,5 milliards de dollars, annoncée en novembre était rémunérée à 11%, soit 825 millions de dollars par an. La seconde, de 12,5 milliards de dollars l’est à 9%, soit 875 millions de dollars par an. Dans le cas de la deuxième opération, les obligations sont sans maturité et incessibles pendant les sept première années. Si aucun des investisseurs ne les convertit en actions pendant cette période, elles auront donc coûté plus de 6,1 milliards de dollars à Citigroup. »
(12) Alternatives Economiques, Février 2008 - « Le double visage des fonds souverains »
Illustration : Blason de la cité lyonnaise