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Boursonomics

  • : Boursonomics
  • : Marche aléatoire autour des Marchés financiers et de la sphère économique. Peinture décalée d'un monde empli de certitudes qui oublie trop souvent ses leçons d'Histoire
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26 août 2006 6 26 /08 /août /2006 01:30
 
 
La steppe est balayée d’un vent de sable glacial ; des orages de poussière se lèvent parfois, qui charrient de fines particules rouges d’une mine d’uranium toute proche, à ciel ouvert, abandonnée en l'état depuis dix ans. Partout alentour, un désert lunaire, rongé par la radioactivité et le froid extrême. Enfin, à travers le brouillard lugubre qui étreint la ville, les premiers baraquements grisâtres surgissent, par delà les murs barbelés et les miradors menaçants. Krasnokamensk - « pierres rouges » -, enceinte vétuste de planches disjointes, n'est pas « un camp de vacances » 1, ironisa le président russe Vladimir Poutine : c’est un goulag stalinien, en Sibérie orientale, à 50 kilomètres de la frontière chinoise et à 6 500 kilomètres de Moscou. L’ancien magnat du pétrole, patron de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, y purge une peine de 9 ans. Son bras droit, Platon Lebedev, atteint d'une hépatite B chronique, a eu moins de chance : il a été expédié dans un camp au-delà du cercle polaire.
 
La saga Ioukos commence dans la Russie des années 1990, lorsque l’Etat postcommuniste, qui liquide son vaste domaine public, lui dévoue une partie des immenses réserves pétrolières de l’ex-URSS. En décembre 1995, Boris Eltsine brade la compagnie 2 à un jeune entrepreneur russe, Mikhaïl Khodorkovski : l’ambitieux et turbulent rejeton des Komsomols devient ainsi l’un des plus grands bénéficiaires des privatisations dites « prêts contre actions », grâce auxquelles quelques banquiers feront main basse sur de larges pans de l’industrie en échange du financement de la campagne de réélection d'Eltsine. En 1998, l’impensable se produit : le 17 août, le gouvernement de Sergueï Kirienko annonce la dévaluation du rouble, la suspension du remboursement de la dette, et un moratoire bancaire de 3 mois. Le système monétaire et financier russe s'est écroulé ! Dans la tourmente, Mikhaïl Khodorkovski transfère des actifs de Ioukos vers des zones offshores pour éviter de rembourser ses créanciers étrangers 3. Fin du premier acte, qui scellera tout le reste.
 
En 2002, Mikhaïl Khodorkovski est le patron emblématique de la Russie libérale. Sa compagnie, qui capitalise alors 26 milliards de dollars, a même remporté le classement du magazine Fortune des 500 entreprises mondiales arborant le meilleur retour sur investissement. Sa fortune personnelle est estimée à 15 milliards de dollars : il est l’homme le plus riche de son pays. On le courtise, on le sollicite, comme en juillet 2003, où il sera le premier russe de l'Histoire invité au forum de la Sun Valley qui assemble l’élite des patrons 4. Trois mois plus tard, il est arrêté sur le tarmac de l’aéroport de Novossibirsk : accusé d'évasion fiscale, d'escroquerie à grande échelle, et de dilapidation de biens d'autrui. Mikhaïl Khodorkovski préparait un projet de fusion avec le pétrolier Sibneft 5 : il s'était aussi engagé dans un partenariat avec l’américain Exxon Mobil, prévoyant de lui vendre 40% de son capital pour 25 milliards de dollars 6. Sans doute la goutte qui fit déborder le vase.
 
Depuis les privatisations des années 1990, d'énormes flux financiers, notamment tirés du pétrole, furent détournés vers des comptes en banque offshore. La fuite des capitaux de la décennie a été évaluée à 250 milliards de dollars, soit, en 2003, plus de la moitié du produit intérieur brut russe 7 ! Ainsi mesure-t-on mieux, à cette aune, combien la manne qui eût résulté du rapprochement avec ExxonMobil conférait de pouvoir potentiel à son bénéficiaire, c’est-à-dire Mikhaïl Khodorkovski : peut-être même celui de prendre le contrôle de la situation. Car en finançant des programmes éducatifs, des fondations, des partis politiques, des médias, des organisations de défense des droits de l'homme, des orphelinats, …, celui-ci avait commencé à se construire une image de chef d’Etat. Il était donc inconcevable, pour Vladimir Poutine, que cet argent parvînt entre les mains d'un concurrent potentiel, à la veille des élections législatives du 7 décembre. L’arrestation fut musclée et le thème populaire de la campagne aussitôt trouvé. Le reste ne serait que procédure. 
 
D'Ivan le Terrible à Joseph Staline, en passant par Boris Godounov et Nicolas Ier, la Russie traîne un long passé d'autocraties régnantes et de libertés restreintes. Avec la décomposition de l'URSS, au tournant des années quatre-vingt, l'approche de Vladimir Poutine nous rappelle que la démocratie russe est encore bien fragile et qu'un retour à la dictature menace toujours. La plus grande compagnie pétrolière locale, Ioukos, a été  démantelée, à l’initiative du président russe, qui a mené une campagne avant tout politique  contre l'oligarque multimilliardaire. Car on ne fera croire à personne que les quelques milliardaires qui ont fait fortune sur les décombres privatisés de l’ex-URSS se seront acquittés scrupuleusement de leurs impôts jusqu’au dernier rouble. En revanche, il est le seul à avoir pensé nouer un partenariat stratégique avec les Etats-Unis et capitalistique avec une compagnie pétrolière américaine, la première des entreprises du secteur cotées qui plus est, accessoirement la première capitalisation mondiale toutes catégories confondues.
 
Le grand dessein stratégique de la nouvelle Russie est la renationalisation déguisée des activités et des ressources énergétiques. Les bras armés s’appellent Rosneft et Gazprom qui se partageront les dépouilles de Ioukos selon les caprices du pouvoir. Dans ce jeu de monopoly politico-industriel, on ne sera pas surpris d’apprendre que le premier vice-premier ministre, Dimitri Medvedev, nommé à ce poste en novembre 2005, « héritier » potentiel de Poutine, est président du conseil d’administration du géant gazier Gazprom, tandis qu'Igor Setchine, chef adjoint de l'administration présidentielle depuis juillet 2004, accédait à la présidence de la compagnie pétrolière Rosneft construite sur les ruines du défunt empire Ioukos : tous deux originaires de Saint-Petersbourg, comme Vladimir Poutine.
 
Gazprom, occupe désormais le troisième rang de la capitalisation boursière mondiale, derrière ExxonMobil et General Electric. Mikhaïl Khodorkovski et Ioukos n’avaient pas leur place dans ce concert-là. Ils furent les premières victimes de cette partie qui se jouait au-dessus d’eux. Ils ne seront peut-être pas les dernières.



 
(1) Le Monde, le 21/02/2006
(2) http://www.politiqueinternationale.com/PI_PSO/fram_revpde_ar_07104.htm

ELa banque Menatep, contrôlée par Mikhaïl Khodorkovski, acquit 78% du groupe pétrolier Ioukos pour 309 millions de dollars lors de la privatisation, puis porta son contrôle à 90% l'année suivante moyennant un investissement supplémentaire de 160 millions de dollars.


(3) Le Monde, le 18/05/2005
(3) Le Monde, le 18/05/2005
(4) Le Journal du Management, Avril 2004
(5) Ancienne propriété de Roman Abramovicth, propriétaire du club de football de Chelsea ; Sibneft a été rachetée par Gazprom
(6) L'Expansion, le 03/10/2003
(7) Le Monde, le 20/01/2003
(8) Le Figaro, le 07/07/2006

 

 
 
 
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