,
Le 31 août 1998, Wall Street chuta en séance de 6,8%. A l'exception des bons du Trésor, réputés sûrs et sans surprise, tous les marchés vacillèrent, cédant à la panique. Cette journée funeste achèva un mois d’août horrifique, qui avait débuté, le 4 août, par un plongeon du Dow Jones de 3,5%, rapidement suivi d'une réplique qui dégraissa l’indice phare d'un coquet surplus de 4,4%. Les mathématiciens du lendemain frémirent : la courbe en cloche, diapason boursier, donnait une chance sur 500 milliards qu'un tel triplé advînt le même mois. Le génie financier se mit à suer à grosses gouttes : LTCM, mâle alpha du risque maîtrisé, vacilla, avant de tomber tout à fait peu après (…)
qui faillit ruiner le système bancaire international. Qu’importe : la brièveté de la mémoire financière, chère à John Galbraith, comme l’irrépressible fascination du gain, avaient subjugué les golden boys, prompts à croiser le fer et pressés d'en découdre ; l’abondance de liquidités fit le reste : à partir des années 1995, les hedge funds fleurirent. Près de 9.000 s’activent aujourd’hui à hedger (couvrir) quelque 1.300 milliards de dollars 2.
En vérité, les investisseurs institutionnels, c'est-à-dire les banques, assureurs, fonds de pension et autres professionnels de la finance, non dénués eux-mêmes de moyens d'agir, n’éprouvèrent pas subitement un vif sentiment d’inquiétude, qui eût justifié un désir tout aussi pressant de se couvrir. Les rendements à deux chiffres firent leur effet, et corrompirent la nature des « hedge funds », littéralement « fonds de couverture », qui se muèrent en machines à cash. On en vint alors à parler de « fonds alternatif », de « fonds d’arbitrage », de « gestion absolue », de tout qui pût flatter l'art financier et obscurcir l'action. Aujourd'hui, rien ne définit mieux les hedge funds que l'exotisme pénétrant de leurs domiciliations : 80% d'entre eux sont enregistrés aux îles CaïmansPirates des Caraïbes
Îles Caïmans, Montserrat, Antigua, Saint-Kitts, Grenadines, Bermudes, d’autres encore qu’on lasserait à toutes citer, voici ces terres sous le vent, entourées d’écueils et de bas-fonds, secouées par les trombes et les ouragans, jadis infestées par les flibustiers qui y recelaient ce qu’ils surprenaient du bien d’autrui. Plus au nord, Jersey, Guernesey, Man, ailleurs Malte, Gibraltar, Chypre, Macao ... L’ex-empire britannique ne manque pas de rejetons dont le sang ne saurait mentir, dans la liste des eldorados fiscaux, accoutumés comme la mère-patrie à ne se contraindre pour rien, convertis à la hourra-déréglementation : de telles poches non coopératives sévissent et prospèrent à grande échelle (…)
3 un caillou caribéen de 262 km2, sous tutelle britannique, à la législation libérale (pas d’impôt direct, secret bancaire absolu) où nichent quelque 30.000 établissements dont 544 banques et 350 sociétés d’assurance 4 ; 45 à 65% des fonds éliraient de prime la charmante opacité de cet éden fiscal 5 ... Point de laminoirs ni de hauts-fourneaux en ces lieux, comme on se doute. Point d'angélisme non plus : les sibyllins hedge funds, électrons libres de la finance, généralement off-shore, ont abjuré. Leur nouveau credo est celui de la quête absolue du gain. Dans la plus pure tradition de la spéculation et du lucre.
Alors, la magie financière entre en jeu, qui innove sans cesse : les marchés excellent à couper un risque, une dette, ou les deux, en tranches, en rondelles, en cubes, puis à le redistribuer, à l’échanger, à l’infini, jusqu’à la nausée, où nul ne distingue plus ce qu’il a acheté, ni vendu, ni risqué. On dérive, on titrise, on fait circuler. Les stratégies d’investissement sont sans limites, innombrables, défiant l’entendement commun et les règles prudentielles des nations. Ventes à découvert (positions longues/courtes), arbitrages de prix, de volatilité sur toute sorte d’actifs, obligations convertibles, taux, matières premières, monnaies, dérivés, titres en détresse, etc. Surtout, on mise gros, on s’endette massivement ; les banques elles-mêmes sont de la partie, sur tous les fronts, qui ne manquent jamais de se tirer une balle dans le pied, prêtant en même temps qu'elles investissent, ou, mystifiées, récupérant leurs propres mistigrisABS, CDO et consorts
Les crédits hypothécaires, aussitôt accordés, aussitôt titrisés mirent le feu aux poudres quand l’immobilier américain s’effondra. Jusqu’alors, la magie jouait à plein : les créances subprimes, pipées de fait sur le dos d’emprunteurs insolvables offraient des taux de grande conséquence à une cavalcade d'investisseurs peu regardants, mieux étreints par les rentabilités élevées que par les réalités sociales. Ainsi, alléchés par le juteux des rendements, vit-on au comble, des banquiers récupérer sous forme d’investissement les prêts qu’ils avaient pu eux-mêmes consentir, distillés dans leur propre alambic financier, quoique à l'acide. Le mistigri ne manqua pas de leur revenir comme un boomerang (…)
transformés dans l'alambic financier ! Ainsi, à l’automne 1998, quand l'aventure LTCM s'acheva, Merrill Lynch provisionnera 1,4 milliards de dollars 6, l’Union des Banques Suisses, un milliard de francs suisses. A la même époque, JP Morgan, banque d’affaires qui fut également de la revue, réunit quelques-uns de ses dirigeants à Boca Raton, en Floride : ils y enfantèrent les dérivés de crédit, un instrument financier dont les hedge funds raffolent 7. A l'usage des initiés seulement.
Anecdotique en 2001, le marché des dérivés de crédit, « ces armes financières de destruction massive » selon Warren Buffet 8, n'a pas tardé à prospérer : 5.000 milliards de dollars en 2004, puis près de 26.000 milliards à l'été 2006 9 ! L'électricien EnronTake the money Enron
(…) « Nous jugeons que la période actuelle offre une opportunité très rare d'acheter les actions d'une firme qui demeure extrêmement bien positionnée pour croître à un rythme substantiel. Nous sommes sûrs que les on-dit négatifs autour de l'a compagnie sont faux, non fondés sur des éléments concrets (...) Nous estimons que les cours actuels intègrent les pires craintes des investisseurs ». Cette apologie titrée « Still the best of the best », rendue publique le 9 octobre 2001, fut l'édifiante contribution de la banque Goldman Sachs à la gloire de la société Enron, deux mois avant sa chute. Arthur Andersen, qui expertisait les comptes, n'avait rien trouvé à y redire (…)
notamment en fit un usage abusif, et on loua la vista de ses dirigeants, puis quelques cellules avec barreaux, la déconfiture venue. Ces chiffres sont outrés. Dans le monde de la finance, l'excès commande : le volume quotidien sur les produits dérivés approcherait les 6.000 milliards de dollars, celui des transactions sur les marchés des changes pourrait franchir cette année la barre des 3.000 milliards de dollars par jour 10 ! Jamais le système financier mondial n’a autant fourmillé d'investisseurs opaques, hedge funds en tête, qui se multiplient. D'août 2005 à août 2006, quelque 1900 ont vu le jour. Les plus gourmands se sont mis à l’activisme, jusqu’à dicter leur agenda aux sociétés au capital dispersé (Atticus Capital, TCI par exemple avortèrent l'union des bourses européennes, Centaurus contraignit le distributeur néerlandais Ahold 11), d’autres sont à franchir la ligne rouge, comme le très huppé SAC Capital Management, accusé par l’assureur canadien Fairfax Financial de racket boursier, qui lui réclame 5 milliards de dollars 12. D’autres enfin ont fermé boutique : 575 environ l’an passé. On dérape, on banqueroute. On se presse de recommencer.
Quelques stars vacillèrent, comme Citadel ou Richie Capital, quand l'ouragan Katrina navra les installations pétrogazières du golfe du Mexique en 2005. D’autres, qu’on peinerait à tous citer, comme BeaconHill, Ospraie Management, MotherRock, GothanPartners, …, ont sombré. Amaranth Advisors, en octobre 2006, rafla la mise en escamotant quelque 6 milliards de dollars, mieux que LTCM, renfloué d’à peine 3,6 milliards de dollars ! Des pertes sans précédent, en attendant pire. « Si la faillite d'Amaranth s'est relativement bien passée, nous ne devons pas en conclure que le choc sera aussi doux la prochaine fois - et il y aura, bien sûr, une prochaine fois. Si nous connaissons une nouvelle crise financière dans les années à venir, on y verra certainement quelques hedge funds au centre ou pas très loin », prévint sir John Gieve, vice-gouverneur de la Banque d'Angleterre 13. Henry Paulson, secrétaire américain au Trésor, prônerait une transparence accrue ; la SEC - Securities and Exchange Commission 14 prévoirait d’enquêter sur les liens entre les « hedge funds » et les banques. Enfin, à l'automne, Angela Merkel assura que son pays ferait de la régulation de ces fonds un thème de sa présidence du G8 en 2007 15 . Tant mieux. Pourtant, il y a fort à parier que la prégnance des lobbies financiers finira par reléguer ces incantations à la place qu'ils leur réservent : l'arrière-plan. Jusqu'à l'accident.
Les partisans de l'efficience suggèrent de ne rien faire, comme d'habitude : honnies soient les règles, vive les Iles Caïmans ! On peut toujours rêver. Dans le cybermonde des hedge funds, celui des dérivés de crédit et de la flibuste financière, la catastrophe est elle-même objet de profit. On attend donc celle du mâle alpha.
(1) Daniel Capocci - « Introduction aux Hedge Funds »
(2) http://www.deutschebank.be/fr/pdf/Dossiers-rendement-absolu.pdf
(3) Le Nouvel Economiste - N°1362 - Du 19 au 25 octobre 2006
(4) Quid 2006
(5) Alternatives Economiques - N°252 - Octobre 2006
(6) Roger Lowenstein - « When Genius Failed : The Rise and Fall of LTCM »
(7) Le Monde Diplomatique, Octobre 2006 - « Une Economie d'Apprentis Sorciers »
(8) Le Figaro, le 03/10/2006
(9) Swaps de Crédit - Les Echos, le 02/10/2006
(10) Reuters, le 08/01/2007
(11) Les Echos, le 04/12/2006 et le 06/01/2007
(12) Le Monde, le 07/11/2006
(13) Le Times, le 17/10/2006
(14) La Securities and Exchange Commission (SEC) est le gendarme de la Bourse aux Etats-Unis
(15) Les Echos, le 28/11/2006
Illustration : Georges Soros