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Boursonomics

  • : Boursonomics
  • : Marche aléatoire autour des Marchés financiers et de la sphère économique. Peinture décalée d'un monde empli de certitudes qui oublie trop souvent ses leçons d'Histoire
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21 janvier 2007 7 21 /01 /janvier /2007 20:46
 
 
Ce pays est immense, jusqu’au tréfonds, gonflé de richesses fossiles et minérales. A l'époque soviétique, la production d’hydrocarbures menait même le bal mondial - 12,5 millions de barils par jour en 1988 ! Hélas, quand Boris Nikolaïevitch Eltsine vient au pouvoir, en 1992, la Russie est financièrement exsangue. La Fédération n’a plus un sou vaillant : la crise économique, la transition postcommuniste, mille douleurs l’ont minée. Le maître du Kremlin s’affaire : incapable d'enrayer la chute de la production de brut 1, encore moins de lancer de nouveaux forages, il propose des partenariats à des groupes étrangers : trois contrats pétrogaziers sont signés en 1994/1995, pour l’île de Sakhaline et la région d’Arkhangelsk. En parallèle, Eltsine privatise, au profit de quelques oligarques : Roman Abramovitch et Boris Berezovski captent 49% de Sibneft pour 100 millions de dollars, Mikhaïl Khodorkovski, 45% de IoukosLa steppe est balayée d’un vent de sable glacial ; des orages de poussière se lèvent parfois, qui charrient de fines particules rouges d’une mine d’uranium toute proche, à ciel ouvert, abandonnée en l'état depuis dix ans. Partout alentour, un désert lunaire, rongé par la radioactivité et le froid extrême … pour 159 millions ! En juillet 1996, Boris Nikolaïevitch est réélu grâce au zèle médiatico-financier de ces nouveaux russes 2. Mais l'heure des mécomptes va sonner. A l'été 1998, après huit ans d'une politique économique brouillonne, l'impensable se produit : le 17 août, la Russie se déclare en faillite. Une puissance nucléaire est au tapis. 
 
L’île de Sakhaline, au bout des terres russes, regorge d’or bleu : 1100 milliards de m3 de gaz dorment ici, en mer d’Okhotsk, jouxtant 375 millions de tonnes de pétrole. On cadastre les gisements : le 22 juin 1994, le premier contrat de partage de production, dit Sakhaline-2, est signé avec Sakhalin Energy, un consortium liant l'anglo-néerlandais Royal Dutch Shell (55%) et les japonais Mitsui (25%) et Mitsubishi Corporation (20%). Coût du projet : 10 milliards de dollars, à la charge des seuls attributaires, qui, selon le Production Share Agreement, se paieront sur la bête jusqu’au remboursement de leurs investissements, avant de partager les dividendes avec l'Etat. C'est un chantier pharaonique, qui exige la construction d’une usine de liquéfaction du gaz, d’un gazoduc et d’un oléoduc de 800 kilomètres chacun, entre autres équipements taillés pour exploiter 633 milliards de m3 de gaz et 126 millions de tonnes de pétrole ! Sakhaline-1 3, d’un gabarit comparable, sera paraphé le 30 juin 1995, mais son tour de table est mieux accommodé, qui intègre le pétrolier local Rosneft, farouche opposant du géant Gazprom ; enfin, le 22 décembre 1995, Total héritera le gisement pétrogazier de Khariaga 4Mais ce n'est qu'en 1996 que la loi sur le partage de production légitimera ces ukases eltsiniens. Un problème subsiste cependant, qu'on avait négligé lors de la grande braderie : Sakhaline-2 n'associe aucune compagnie russe.
 
Mi-juillet 2005, l’affaire dérape : après avoir annoncé une augmentation des coûts de construction de 10 à 12 milliards de dollars, Shell révise à nouveau l’enveloppe du projet à la hausse : enchérissement des prix de l’acier, inflation générale et risque de change sont à l’exposé des motifs. Cette fois, l’addition est salée : Sakhaline-2 pourrait coûter près de 20 milliards de dollars d’ici à 2014 ! De surcroît, les premières livraisons de gaz seraient retardées de six mois, pour démarrer à l’été 2008 5. Ce doublement des coûts crispe l’Etat russe, qui voit s’éloigner l’échéance de versement de ses premiers dividendes, prévus pour juin 2005 6 dans l‘accord de 1994 ! L'occasion était trop belle de renouer avec d'anciennes coutumes, d'autant qu'il y avait beau temps que Gazprom, goliath pétrogazier, troisième capitalisation boursièreLe 20 juillet, Yahoo, portail Internet de renommée mondiale, publia des résultats qui déçurent ; la sanction suivit : le cours perdit près de 19% en séance. La capitalisation boursière de la société fut amputée de 9 milliards de dollars ! On vit pire : Gazprom, le géant russe des énergies fossiles, perdit 35 milliards de dollars de valeur entre le 7 et le 16 mai, après que celle-ci eut doublée l'année précédente, projetant le gazier à la troisième place mondiale … de la planète, dauphin d’ExxonMobil, convoitait Sakhaline-2. Exclu des Production Share Agreement (PSA) d’Eltsine, Gazprom croyait avoir touché au but, qui avait signé quelques jours auparavant avec Shell un protocole d’accord prévoyant son entrée dans Sakhaline-2 à hauteur de 25 %, en contrepartie d'une participation de 50 % dans le champ gazier arctique de Zapolyarnoye 7. Brutalement les conditions de ce « traité de paix » avaient changé, et l’anglo-néerlandais en était responsable. On ne brave pas impunément l’Etat russe, ni davantage Gazprom. Ce sont les mêmes.
 
Alors, l’écologie devint la grande affaire. On convoqua le ban et l’arrière-ban, à commencer par les chaînes de télévision publiques qui montrèrent des méduses échouées, force quantité de crabes, de trépangs, de mollusques, d'oursins, de poissons et d'autres animaux marins rejetés sur la côte du golfe d'Aniva. On fit cas des baleines grises occidentales s’alimentant durant l’été dans la zone, une espèce menacée d’extinction réduite à une centaine de sujets. Bien sûr, la construction des pipelines sur 800 kilomètres montra la saignée dans les forêts de conifères, coupant plus de mille cours d'eau qui regorgeaient de poissons crevés. Sans oublier les frayères naturelles touchées, notamment celles du saumon rose, qui fait vivre 40.000 personnes sur l’île 8. Enfin, on donna abondamment la parole à des organisations écologistes locales que l’on avait tout aussi abondamment ignorées pendant des années. Bref, on mit le paquet. Un certain Oleg Mitvol, vice-directeur du Rosprirodnadzor 9, fut le héraut de cette offensive, qui multiplia les déclarations outragées. Et quand en novembre 2006, il évalua les dégâts du projet Sakhaline-2 à quelque 10 milliards de dollars 10, Shell rendit les armes. Nul n’avait envisagé qu'un chantier si considérable pût avoir des conséquences environnementales. Subitement, la Russie venait d’en prendre conscience, après les décennies du carnage écologique que l'on sait.
 
Le 20 septembre 2006, l'ambassadeur de Russie au Japon, Alexandre Loussioukov, déclarait que Sakhaline-2 serait vite en ordre de bataille si un groupe public menait le projet 11. On entendit mieux que bien ce qu’on lui avait soufflé : le 21 décembre, le géant gazopétrolier Gazprom faisait main basse sur Sakhalin Energy en se faisant discounter 50% des actions plus une, au prix de 7,45 milliards de dollars. Un prix d’ami 12. Royal Dutch Shell, Mitsui et Mitsubishi, auront rabattu leurs prétentions de moitié … « Je veux remercier les parties prenantes pour la flexibilité dont elles ont fait preuve » résumera Vladimir Poutine, impénétrable : on ne saurait dire avec moins de cynisme ! Ainsi la kremlinisation de l'économie russe, notamment son secteur pétrolier, avance-t-elle au pas cadencé : après l'expropriation de Ioukos à coup de châtiments fiscaux et sa vente rocambolesque aux enchères au groupe public Rosneft, après le rachat de Sibneft à Roman Abramovitch, prudemment exilé outre-manche, voici Sakhaline-2 dans le giron de Gazprom, la « Saint-pétersbourgeoise ». La boucle est presque bouclée : qu'adviendra-t-il de Sakhaline-1 (ExxonMobil) et Khariaga (Total), mieux protégés dit-on des dommages écologiques par la présence de capitaux russes ? C'est à voir. Pour Sakhaline-2, le rideau est tombé ; on n'entendra plus la dialectique indignée du bon soldat Oleg Mitvol : sa mission est terminée.
 
Bye bye Boris Nikolaïevitch : l’Histoire se souviendra de vous, debout sur un char devant la Maison-Blanche de Russie, incarnation moderne de « La liberté guidant le peuple ». Un temps nouveau est maintenant venu, qui ne pouvait être sans que vous fussiez. Place à la realpolitik : l'heure est à la reconquêteA 38 ans, l'oligarque Oleg Deripaska contrôle déjà Russian Aluminium, le troisième producteur mondial d’aluminium derrière Alcoa et Alcan. Son ambition est plus grande encore, qui vise à absorber son dauphin local, Sual, sixième mondial. Cette union, convenue début août, fera alors émerger le premier producteur mondial d’aluminium primaire, et le troisième extracteur de bauxite …. 
 
 

 
(1) La production tombera à 6,16 millions de barils par jour en 1998 ;
(2) Les « Prêts contre actions » ne donnaient le contrôle des privatisées qu'après l'élection de 1996
(3) Exxon Neftegaz (30%), ONGC (20%) -Inde, Rosneft (20%), SODECO (30%) - Japon
(4) Total (50%), Norsk Hydro (40%), Compagnie pétrolière de Nenetsk (10%)
(5) Les Echos, le 15/07/2005
(6) Le Courrier de Russie – Juillet-Août 2006
(7) Les Echos, le 18/07/2005
(8) Ria Novosti, le 06/10/2006
(9) Organisme national russe de la protection de l’environnement
(10) Libération, le 13/12/2006
(11) Reuters , le 21/09/2006
(12) AFP, le 22/12/2006 – Le Crédit Suisse a estimé le prix du marché à 11 milliards de dollars



 
Illustration : champ pétrolier et derricks
 
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